5 mai - 26 juin 1988
Du drame d'Ouvéa aux accords de Matignon
Le 5 mai 1988, l'armée française donne l'assaut à des preneurs d'otages néo-calédoniens, sur l'île d'Ouvéa, une dépendance de la Nouvelle-Calédonie. 19 ravisseurs sont tués, soit la moitié du groupe environ. Les otages sortent quant à eux tous vivants de la grotte où ils avaient été confinés. L'armée déplore la mort de deux de ses hommes.
Trois jours plus tard, le deuxième tour de l'élection présidentielle donne une large victoire au président sortant François Mitterrand (gauche) sur son Premier ministre Jacques Chirac (droite).
Le drame d'Ouvéa est l'acmé des revendications indépendantistes en Nouvelle-Calédonie. Il va aboutir cinquante jours plus tard à un accord inespéré entre les représentants du gouvernement français et les chefs kanaks de ce territoire d'outre-mer...
André Larané
Enjeux politiciens et revendications indigènes
Tout commence en 1984 avec la formation d'un mouvement indépendantiste kanak (ou canaque) en Nouvelle-Calédonie, le FLNKS (Front national de libération kanak et socialiste). Ses meneurs, Jean-Marie Tjibaou, Eloi Machoro et Yéwéné Yéwéné, aspirent à une revanche sur les Européens, les « Caldoches », qui leur ont pris leur terre et constituent désormais la majorité de la population de l'archipel.
Des incidents meurtriers éclatent qui opposent des indépendantistes et des Européens. Le 12 janvier 1985, Eloi Machoro est abattu par un tireur d'élite du GIGN (Groupe d'intervention de la Gendarmerie Mobile) lors de l'occupation d'une propriété européenne.
En 1986, la France se donne un gouvernement de droite en la personne de Jacques Chirac. Prenant le contrepied des gouvernements antérieurs, il apporte son appui aux Caldoches et à leur leader, Jacques Lafleur. Bernard Pons, ministre des départements et territoires d'outre-mer, concocte un nouveau statut que dénonce aussitôt le FLNKS. Il organise aussi un référendum d'autodétermination ouvert aux 150 000 habitants de la Grande Terre et des îles Loyauté (Ouvéa, Lifou et Maré).
Le 13 septembre 1987, à la question : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à l'indépendance ou demeure au sein de la République française ? », ils répondent non à 98,3% (59% de participation), malgré les appels au boycott du FLNKS.
Des élections régionales sont programmées le 24 avril 1988, en même temps que le premier tour de l'élection présidentielle. Voyant que la voie des urnes lui est fermée, le FLNKS va décider de recourir à la violence, en s'inspirant du lointain précédent algérien.
Le 22 avril 1988, soit deux jours avant, une poignée de militants kanaks investit la gendarmerie de Fayaoué, sur l'île d'Ouvéa. Dans la panique, quatre gendarmes sont tués par balles (et non à coups de machette comme l'assurera Jacques Chirac). Deux d'entre eux, désarmés, sont abattus dans le dos. Un troisième, blessé, est achevé. Les Kanaks emmènent en otage les autres gendarmes, 27 au total. Ils se séparent en deux groupes.
À Paris, sitôt l'alerte donnée, le gouvernement envoie pas moins de 700 militaires lourdement équipés sur la petite île. Le premier groupe se rend sans un coup de feu. Le second, isolé dans une grotte près du village de Gossanah, hésite sur la conduite à prendre.
Un jeune magistrat tente une négociation auprès des rebelles avec le capitaine Philippe Legorjus, du GIGN. Capturé, ce dernier doit livrer en otage six de ses hommes. Le capitaine et le magistrat effectuent plusieurs allers-retours entre Nouméa et la grotte pour tenter d'obtenir des chefs du FLNKS qu'ils fassent pression sur les preneurs d'otages et leur chef Alphonse Dianou.
Pendant ce temps, à Gossanah, le général Jacques Vidal prépare un assaut de la grotte sous la supervision du ministre Bernard Pons en personne. Ils mettent brutalement fin aux négociations et planifient l'assaut. L'« opération Victor », initialement prévue le 4 mai, est repoussée au lendemain... pour laisser au Premier ministre le temps d'accueillir à Paris deux otages français fraîchement sortis des geôles du Liban, Jean-Paul Kauffman, Marcel Carton et Marcel Fontaine.
Le matin du 5 mai, deux assauts successifs, avec 75 hommes d'élite du GIGN et du 11e Choc, ont raison des preneurs d'otages. 19 d'entre eux sont tués, soit la moitié du groupe environ. Les otages sortent quant à eux tous vivants de la grotte. L'armée déplore la mort de deux de ses hommes. Trois jours plus tard, le deuxième tour de l'élection présidentielle donne une large victoire à François Mitterrand. Pour Jacques Chirac, la fermeté n'aura pas payé.
Sitôt en fonction, le gouvernement de Michel Rocard entame des négociations avec le FLNKS. Elles aboutissent dès le 26 juin 1988 aux accords de Matignon. Ils sont entérinés par un référendum de pure forme le 6 novembre 1988. La Nouvelle-Calédonie est découpée en plusieurs régions dont l'une d'elles revient au FLNKS.
Chacun des protagonistes ayant eu le souci de calmer le jeu, l'accord a pu être obtenu assez facilement. Le succès monte à la tête de Christian Blanc, chargé de mission du Premier ministre, qui va dès lors enchaîner avec bien moins d'éclat les postes à responsabilité.
Dix ans plus tard, un nouvel accord conclu à Nouméa le 5 mai 1998 prévoit un énième référendum d'autodétermination. Celui-ci aura lieu le 4 novembre 2018.
Les responsabilités
L'opinion publique a été fortement troublée par le drame d'Ouvéa mais l'éloignement, le manque de curiosité des médias et les remous de l'élection présidentielle ne lui ont pas permis d'obtenir de réponse à ses questions. Le drame est instructif en ce qu'il révèle un très large fractionnement des responsabilités :
- le Premier ministre et son ministre de l'outre-mer portent la responsabilité la plus lourde, d'abord en attisant les conflits entre Kanaks et Caldoches au lieu de les apaiser, ensuite en engageant l'armée et des moyens démesurés pour libérer les otages, enfin en privilégiant très vite la manière forte, dans le but d'impressionner leur électorat,
- le président de la République porte sa part de responsabilité en n'acceptant pas de médiation en temps utile et en signant l'ordre de donner l'assaut pour ne pas apparaître en retrait par rapport à son Premier ministre.
- les dirigeants du FLNKS ont refusé d'intervenir auprès des preneurs d'otages pour éviter d'apparaître comme les complices d'une faction terroriste (cela vaudra à Jean-Marie Tjibaou et Yéwéné Yéwéné d'être plus tard assassinés par un dissident de leur parti).
- des militaires ont failli à leur devoir en brutalisant des villageois.
Le drame d'Ouvéa a fourni au cinéaste Mathieu Kassovitz, en 2011, la matière d'un passionnant film engagé, L'Ordre et la morale.
Publié ou mis à jour le : 2018-04-26 18:31:56